Au bord du « Grand Large »
D’abord, c’est nulle part. Cherchez donc Primel-Trégastel sur Google Earth ! Et vous verrez qu’il faut sacrément ramer pour apercevoir Manhattan depuis la petite chapelle. C’est nulle part, mais on voit bien que c’est au bout. Au bout ou au bord … D’ailleurs, si çà se trouve, on est sur un polder : non, non, c’est un peu trop escarpé pour une dernière langue de terre ! Encore que, sur cette avenue qui longe la mer, dans ce très bas-lieu, on sent bien que flotte un mystère de Grand Large. Les caravanes, sagement, y campent et les chiens n’aboient pas. Il y a du carrefour dans ce nulle part. Descendant des gardiens de phare, Alain Prigent se soumet avec bienveillance à son destin : du reflet de ses lunettes, il surveille le trafic du Rond Point, au cas où…
« Attends », ai-je dit alors à mon épouse Marie-Claire, « moi, j’ai jamais vu Patricia et Thierry [Giguel] aussi sérieux et concentrés ! ». Ah, quand le jeu devient enjeu, la passion étreint et fige les regards !...
- « Je pointe ou je tire ? Ah non, on pointe pas ? Et on tire pas non plus ? Ah bon ? Ah ? On écoute d’abord ? » (oh, c’est pas trop mon truc d’écouter d’abord, hein; et d’abord, quand j’étais jeune, entre 13 et 15 ans, dans ma cité-dortoir de banlieue parisienne, j’ai même donné des cours de boules, moi !).
Alors, d’abord, Armor, Trégor,… Bon, d’accord…
- « Bienvenue à nos amis de l’été ! Bienvenue à nos amis des villes ! » (çà y est, il a dû me reconnaître, « le Louis Clech », ce grand baroudeur local des boules plombées, il a tout de suite compris à qui il avait affaire ; moi le dur de la boule ; ok, il fait semblant de m’ignorer,…).
Et je me mets à penser tout haut. D’abord, « plombé », çà vous fait penser à quoi, vous ? Vous pensez au « Plomb du Cantal » ? Non, non, çà me fait penser surtout à la chasse. Du plomb, c’est pour une palombe ! Alors, une boule plombée, c’est peut-être alors pour dégommer une grosse caille, peut-être…. ?! Ou bien alors çà évoque « mince, j’attends depuis une plombe pour jouer, c’est vachement lent, leur truc… ! ». Ou bien encore l’expression : « je suis resté plombé ». Scotché, on dirait aujourd’hui, les jeunes surtout ! Ceci dit, « boule plombée », çà fait tout simplement… lourd. C’est sûrement un sport de brutes, non ?… « Boules scotchées », pourquoi pas ? Je vais leur proposer.
D’abord, je m’aperçois qu’il n’y a pas besoin d’avoir de grosses paluches (une grosse au maximum, çà suffit). Les boules sont grosses, mais c’est pas çà l’important. L’important, c’est qu’elles se foutent pas mal de la « physique intuitive » (bref, qu’elles ne vont pas droit, mais en biais !). A quoi j’ai vu çà ? Au fait que les femmes s’y débrouillent pas si mal…, sans doute l’intuition féminine, non ? Bon, je m’en fous, moi, je suis cartésien. Je maîtrise la nature des choses. Et si je lance trop fort, pas de souci, je sais frapper violemment le sol avec mon pied pour la sommer de ralentir, et hop !… Je ne vais quand même pas me laisser impressionner par un bout de bois, ah mais !
- « Oh ! Jean-Paul, tu es là ? »
- « Oui, oui, j’écoute, naturellement, j’écoute ! »…
Louis Clech a pris les choses en main. Il a du charisme, c’est sûr. Mais il n’empêche que ceux dont le récent exploit en finale du tournoi départemental est raconté dans le Daily Telegraph de Brest, c’est eux, oui, là !, Patricia et Thierry, modestes et attentifs! Ceci dit, moi, j’aurais pas autant de patience que lui. Il est vraiment sympa. Il redit la même chose à tous ceux qui, pleins de bonne volonté, ont déjà tout entendu deux fois, mais comme ils ont peur quand même de mal faire…. Moi, je préfèrerais avoir « mes boules ». Parce que, sinon, je ne suis pas sûr d’être au top ! Oui, quand on reviendra, bien sûr… Bon, je sens que çà va être à moi. Elles sont vraiment grosses ces boules, ou bien c’est moi qui fatigue ? Ah oui, j’aurais pu les poser depuis tout ce temps. Ah oui, ben merci, mais c’est trop tard maintenant, il faut y aller. Oui, une seule boule dans une seule main çà suffit, pas besoin d’avoir les deux ? Merci, j’ai compris ! Quel aplomb ! Oui, ici, là ! Non, là, ici ! Bon mais, moi, je veux examiner le terrain d’abord. Pas de précipitation. L’ennui, je vous le dis à vous tout bas, c’est qu’il n’y a rien à examiner, pas un caillou, pas une dénivellation, pas une flaque, nickel cette piste, bref, pas la moindre raison possible… pour trouver une raison de mal jouer. Voilà, c’est parti….
- Bien, bien, mais c’est pas mal, çà…, dit « le Louis » d’une voix claironnante. Ah, mais elle va passer, aïe, elle est vraiment passée ! Bon, c’est pas grave, ah oui, elle roule beaucoup, non, non, c’est pas grave, la barrière, là-bas, va l’arrêter… Mais c’était bien droit, enfin, bien incurvé, bien en ovale… Si elle n’avait pas été trop forte, elle aurait été bien… Et puis, on fait rouler la boule, hein ?, non, on ne la fait pas tomber, et encore moins rebondir, d’accord ?… Allez, une autre…
« Bon… », me dis-je alors en moi-même, un peu vexé, « la deuxième, c’est simple : la même, mais en moins fort ! ». C’est parti…
- Ah oui, c’est bien, c’est bien, mais elle va être courte, ah oui, vraiment trop c.., très courte ! Ah, mais elle pourrait gêner quand même les autres boules à venir… Ah non, même pas, non, même pas… C’est dommage, la même, mais en plus fort, ç’aurait été bien, mais en beaucoup plus fort…
Bon, alors, là, je suis en pétard. Il faut que je rentre en séminaire pour évaluer sérieusement ma contre-performance. Même la dame (qui n’est pas d’ici !) a fait mieux que moi. J’ai les… boules… ! Et qu’est-ce qu’il va penser l’adjoint au Maire qui nous a rejoint : « Que les boules plombées, c’est trop difficile pour les Parisiens ? ». Ah non, non, je ne veux pas qu’il pense, à cause de moi, que ce jeu n’a que peu de chances de franchir les frontières bretonnes ! D’ailleurs, il suffirait de trouver les bons mots qui sachent faire écho à la « technique » même de ce jeu, qui sachent donc en faire une techno-logie pour que ce jeu trouve à s’arracher au Trégor et à conquérir l’universel… (oui, c’est comme çà que parlent mes collègues ethnologues et sociologues au CNRS !)… On était divisés en deux groupes assez importants de joueurs, et, bien sûr, en deux équipes par groupe. Mon équipe a perdu la première partie. Alors, remercié pour la partie suivante, j’attends sagement l’heure de l’apéro et de la photo, laquelle vient vite. Face à la mer, dans cette allée soignée, le sol est aussi bas qu’ailleurs. Mais, ici, les compères ne commèrent pas. Les cœurs sont vaillants ou ridés, d’ici ou d’ailleurs, réservés mais tendres, tous. Et tous semblent dire : « Vivons heureux, vivons plombés ! ».
Jean-Paul (Paris)